
Bienvenue dans le premier épisode de Chroniques d’une humaine augmentée. J’y partage mes observations de terrain, mes doutes de conceptrice, mes enthousiasmes de curieuse, et mes questions d’enseignante face à l’avènement de l’IA. Pas pour prêcher. Plutôt pour ouvrir des fenêtres. Et réconcilier nos contradictions.
Sommaire
Depuis 15 jours, j’ai décidé de « réhabiter » ma planète LinkedIn. Pas juste publier par obligation. Mais vraiment y être. Quelques temps. Observer. Écouter. Me laisser toucher.
J’ai toujours eu un rapport ambivalent aux réseaux sociaux. Plutôt émotionnel. Amour/Haine. Parfois évangeliste, parfois » « dazibao », parfois commercial… mais souvent vite submergée et « overdosée »… (vous connaissez ce ressenti ?!).
Je reste nostalgique d’un LinkedIn, Facebook.. sans pub, presque universitaire, où l’on croisait des parcours improbables, des histoires de terrain, des apprentissages à ciel ouvert. Je reste attachée à l’esprit des pionniers, de Tim Berners-Lee et de l’équipe du CERN qui avaient inventé les protocoles pour que les chercheurs communiquent plus facilement, plus vite.
Ce qui m’a frappée dans ma redécouverte, c’est cette coexistence troublante : variété foisonnante des formats (posts, carrousels, réels, newsletters…) et fadeur grandissante du fond. Comme si tout était calibré. Comme si une main invisible harmonisait le ton, le rythme, la mécanique des punchlines.
J’ai eu cette pensée soudaine : l’IA est passée par là. Et ça se voit.
Mais paradoxalement, cette standardisation fait surgir avec d’autant plus de force les écritures singulières. Celles qui tremblent un peu. Qui prennent leur temps. Qui osent l’humain. Le questionnement (cher aux UX designers), la rigueur de la démonstration. Et le fond.- C’est ce qu’on appelle le principe de salience en design.
Et pour rassurer mes amis qui s’expriment depuis toujours dans cet océan de contenus, j’ai eu plaisir à retrouver leur voix... Ces points d’ancrage dans la tempête algorithmique. Ces phares dans la brume numérique. Ces îlots d’authenticité qui résistent à l’uniformisation. Comme si l’IA, en voulant tout harmoniser, rendait finalement plus précieuses les aspérités humaines.
C’est donc de cela que j’aimerais parler ici , dans ces Chroniques : notre rapport à l’intelligence artificielle. Non pas comme une technologie extérieure. Mais comme un miroir de nos tensions, de nos désirs, de nos décalages. Et de nos vieux rêves aussi.
Avouons-le, on a tous fantasmé sur l’intelligence artificielle avant même de savoir ce que c’était. Tous ces moments où on s’est dit : « Ah, si seulement j’avais un truc qui pourrait faire ça à ma place… » ou « J’irais bien plus vite si j’avais un assistant ». – Et un peu plus de budget aussi…!
Pour moi, ça a commencé avec Mary Poppins qui d’un coup de baguette magique pouvait ranger ma chambre… avant de passer aux artefacts de mes romans de sciences-fiction.
OK, Mary Poppins n’est pas une IA, mais l’idée était déjà là : une présence invisible, efficace, douce et un brin moqueuse, qui fait à ma place ce que je redoute, ce que je repousse, ce que je répète. Ranger, trier, remettre de l’ordre dans le chaos… Ça ne vous rappelle rien ?
On ne l’appelait pas encore « assistant vocal » ou « copilote intelligent ». On l’appelait la bonne fée, le majordome, l’ami imaginaire, ou ce personnage secondaire ultra-compétent dans les films de science-fiction. HAL dans l’Odyssée de l’Espace, R2D2 dans Star Wars, Tars et Case dans Interstellar… Toujours là au bon moment, toujours disponible, jamais en burn-out.
Cette envie de se faire aider, de déléguer à plus malin ou plus rapide que soi… est une vieille histoire. L’histoire même de l’humanité.
Dès les premiers outils, l’humain cherchait à se simplifier la vie. Le silex 🔪 taillé, c’était déjà une extension de la main. Le feu 🔥, une externalisation de l’énergie : cuire, réchauffer, protéger. L’écriture ✍️, notre première mémoire artificielle. Les horloges, les moulins, les machines ⚙️ : on a peu à peu confié au monde des gestes qu’on ne voulait plus faire nous-mêmes.
Et puis sont apparus les mythes et les légendes autour de créatures artificielles. Prenez le Golem de la tradition juive – cette statue d’argile animée par magie pour servir son créateur. Ou les automates mécaniques qui fascinaient les cours royales. Ou encore les robots imaginés par les écrivains. Tous étaient conçus avec le même rêve : créer des serviteurs parfaits qui nous obéiraient sans faillir.
Mais ces histoires se terminent souvent de la même façon – la créature échappe à son créateur. Comme si nous savions, au fond de nous, que déléguer notre pouvoir comporte toujours un risque.
Et aujourd’hui, que sont les algorithmes, les chatbots, les copilotes intelligents, sinon les héritiers modernes de ces figures imaginaires ? On ne les appelle plus créatures, mais modèles d’intelligences artificielles génératives ou IA
Il faut bien admettre que c’était en germe depuis longtemps. Il suffit de relire les textes de Tim Berners-Lee sur le Web sémantique, publiés à la fin des années 90. On y trouvait déjà une trajectoire assez limpide :
Dans les jeux vidéo, la VR, les mondes immersifs – des terrains que j’ai arpentés plus que de raison – on savait bien que ça se tramait. Dans le filigrane de nos projets. On rêvait de personnages plus « intelligents », de mondes qui réagissent, d’expériences adaptatives. On était déjà en train de former les muscles de l’IA générative.
Comme le souligne Tim Berners-Lee dans cette conférence, l’évolution du Web vers une structure plus ouverte et respectueuse des utilisateurs est essentielle face aux défis posés par l’intelligence artificielle et la centralisation des données :
Je me souviens d’une professeure d’anthropologie qui nous expliquait :
« Quand les humains ont appris à se tenir debout, leurs mains se sont libérées pour faire autre chose que marcher. Et ce ‘autre chose’ a tout changé. »
Cette bascule a tout déclenché : l’artisanat, les outils, l’écriture, l’art, la transmission. Libérer une partie du corps, c’était créer un espace de transformation, d’invention, de culture.
Aujourd’hui, ce sont nos gestes mentaux que l’on cherche à délester. – Et c’est un peu pour cela que ce sont tous les métiers intellectuels qui sont challengés avant les autres : traducteur, interprêtes, stratèges, prévisionnistes, enseignants, avocats, auteurs, etc…- Notre surcharge cognitive, nos micro-tâches, notre exposition constante à l’information.
Selon le chercheur en économie comportementale Dan Ariely, nous prendrions en moyenne 35 000 décisions par jour.
Beaucoup sont minimes, automatiques. Mais cumulées, elles fatiguent. Elles usent notre attention. Elles fragmentent notre énergie.
L’IA arrive donc à point nommé pour soulager cette pression. Elle trie, sélectionne, répond, propose. Et c’est souvent un vrai soulagement.
Mais que faisons-nous de ce que nous ne faisons plus ?
Pas seulement du temps gagné. Mais de la mémoire qu’on n’entraîne plus, des intuitions qu’on n’active plus, des chemins intellectuels qu’on laisse de côté parce qu’ils prennent trop de temps.
Socrate redoutait déjà cela. Il disait que l’écriture allait affaiblir la mémoire, que nous ne retiendrions plus rien d’essentiel. Il n’avait pas tout à fait tort. Aujourd’hui, nous oublions les numéros de téléphone, nous ne savons plus lire une carte routière, nous laissons Waze choisir notre itinéraire. Et désormais, nous demandons à ChatGPT de reformuler nos idées, de résumer nos lectures, de simuler des choix.
C’est pratique. C’est bluffant. Mais c’est aussi, si l’on n’y prend pas garde, une forme de désapprentissage doux, presque imperceptible. Petit à petit, sans cris ni catastrophes, un glissement. Une forme d’endormissement intellectuel. Pas une perte de capacité brutale. Un déclin cognitif discret, mais bien réel, si nous cessons de pratiquer ce que nous déléguerons trop longtemps.
Avant même que l’histoire d’amour ne prenne vraiment forme, la critique est déjà là. Mais c’est peut-être bon signe. C’est que nous sommes vigilants. Que nous voulons comprendre ce qui est en train de se passer.
Jean-Gabriel Ganascia, que j’ai eu la chance d’avoir comme professeur, disait que l’IA est moins une révolution qu’un révélateur. Un miroir de nos désirs, de nos contradictions, de nos angles morts. Une technologie profondément humaine — parce qu’elle est fabriquée à notre image.
Yuval Noah Harari nous alerte : ce ne sont pas seulement nos tâches qui sont en jeu, mais nos récits, notre autonomie intellectuelle, notre capacité à faire société.
Tim Berners-Lee, de son côté, appelle à redonner au Web sa vocation d’espace commun, ouvert, maîtrisé par ses usagers.
Mais d’autres voix, plus confiantes, viennent nuancer cette idée.
Michel Serres, dans Petite Poucette, ne parlait pas de déclin, mais de bascule anthropologique. À ses yeux, nos cerveaux ne s’atrophient pas — ils se réorganisent. Libérés de certaines fonctions (mémoriser, localiser, calculer), ils peuvent inventer d’autres formes de pensée, d’attention, de collaboration. Il disait : « Nos cerveaux, libérés de certaines tâches, peuvent en imaginer d’autres. Mais encore faut-il en avoir le désir. »
Et c’est peut-être là, justement, le point de bascule :
Que faisons-nous de ce qui est libéré ?
Est-ce un affaiblissement, ou une transformation ?
Une perte… ou une opportunité ?
Alors oui, cette histoire est jeune. Elle est fascinante. Elle est déroutante. Et elle sera ce que nous en ferons.
Mais pour l’écrire vraiment, il va falloir rester au volant.
Garder la main. Garder la tête.
Et poser les bonnes questions, encore et encore. Parce que cette fois, ce n’est pas Mary Poppins qui viendra ranger nos idées.
Ce que nous déléguons, c’est aussi un espace de choix. Et moi, si je pouvais vraiment récupérer un peu de cette énergie cognitive envolée, je crois que….j’aimerais reprendre le piano. Écrire un ou deux livres. Apprendre enfin à danser le tango, une autre langue ou une discipline à laquelle je ne pouvais pas accéder avant… Réserver du temps pour aider — pas des causes abstraites, mais des proches. La famille. Les amis.
L’intelligence artificielle fait des choses incroyables. Mais elle ne choisira pas ce qui compte pour moi. Et c’est peut-être ça, la vraie question : Que ferons-nous, de tout ce que nous ne faisons plus ?
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